Cinq milliards d’émoticônes sont envoyés par jours. Comment imaginer, aujourd’hui, un post Instagram ou même LinkedIn sans émojis ? Nos relations et nos conversations sont-elles à ce point dénuées d’émotions que nous avons besoin d’un petit visage jaune pour les exprimer correctement ? De quoi l’essor de l’émoji est-il le symptôme ?
Une société de l’image, du tout visuel, de ce que Guy Debord appelait le Spectacle, ou ce que Jean Baudrillard appelait des Simulacres. Les philosophes post-modernistes avaient compris un peu avant les autres que les images allaient envahir notre monde. Parce que l’image, contrairement au son, est vectrice d’instantanéité. Vous voyez tout de suite les couleurs, les formes, et la perception agit sur votre psyché avant même que vous vous en rendiez compte. Vous n’avez, pour ainsi dire, pas le temps de fermer les yeux. Au contraire du son qui se déploie dans le temps. Le discours n’est pas immédiat, il a besoin d’être écouté pour être compris. Il requiert de l’attention. Or, l’attention, c’est rare. C’est dans ce contexte que naissent les émojis. Le phénomène n’est pas anodin.
La séduction des yeux. La plus immédiate, la plus pure. Celle qui se passe de mots, seuls les regards s’enchevêtrent dans une sorte de duel, d’enlacement immédiat, à l’insu des autres, et de leur discours : charme discret d’un orgasme immobile, et silencieux.
Jean Baudrillard, De la Séduction.
Histoire de l’émoji : retour vers le futur
L’histoire est bien connue. Les emojis ont fait leur première apparition au Japon à la fin des années 1990, grâce à Shigetaka Kurita, un ingénieur en télécommunications. À l’origine, ces petits symboles ont été conçus pour ajouter de l’émotion aux messages texte. Le terme « emoji » lui-même est dérivé des mots japonais « e » (image) et « moji » (caractère). Leur popularité a toutefois rapidement dépassé les frontières du Japon.
Le mythe du langage universel
Le philosophe Leibniz voulait créer un langage universel, qu’il avait baptisé la Caractéristique Universelle, servant la recherche internationale en physique et en métaphysique. Il travaillait pour cela avec tout un réseau de correspondants aux quatre coins du monde. Il est bien évidemment mort avant d’avoir achevé son œuvre. Trois siècles plus tard, Noam Chomsky, professeur de linguistique au MIT, réactive le même rêve avec son projet de Grammaire Générative. Le fantasme du code universel, d’un langage sans barrière culturelle est toujours prégnant. Et Trente ans après les premiers travaux de Noam Chomsky, Shigetaka Kurita invente les émojis. Seule l’une de ces trois inventions se trouve sur tous les smartphones du monde entier. L’émoji seul a conquis l’universalité.
Parce que, peu importe la langue maternelle, un visage souriant ou un cœur rouge évoquent les mêmes émotions. Les emojis transcendent les barrières linguistiques comme seules les images savent le faire. Avec elles, des individus de cultures différentes se comprennent et partagent des émotions de manière instantanée et simple.
Émotions virtuelles
Dans un monde où les conversations sont médiatisées par des écrans — ou toute autre forme d’interfaces virtuelles, il est facile de perdre la nuance des émotions. Les emojis comblent ce fossé en plaquant des émotions visuelles et virtuelles aux messages textuels.
Le visage est signification, et signification sans contexte. Le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n’est pas « vu ». Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l’incontenable, il vous mène au-delà.
Emmanuel Levinas, Éthique et infini, Dialogues avec Philippe Nemo.
Émoticônes et icônes pop
Les emojis ne se limitent plus à exprimer des émotions. Ils représentent désormais toute une gamme de symboles, d’objets et même de professions. Des animaux aux aliments, des moyens de transport aux activités sportives, il existe un emoji pour presque tout. C’est cette polyvalence qui fait leur succès dans le monde de la communication professionnelle. Au départ éléments subversifs, les émojis sont aujourd’hui sur-utilisés, et donc tout à fait banals. Ils sont des éléments à part entière de l’alphabet du community manager.
Parfaitement intégrés à la culture populaire, les emojis ont également été adaptés dans les films, les émissions de télévision et même sur les podiums de mode. De nombreuses marques les intègrent dans leurs campagnes publicitaires et leurs interactions avec les clients en ligne. Par le biais du visage et du symbole, l’émoji humanise facilement des échanges entre une marque et ses clients. Et avec la création des avatars ou des stickers, nous nous transformons maintenant nous-mêmes en émojis, dans une fusion entre l’humain et son icône, parachevé par le monde tout numérique du métaverse présenté par Mark Zuckerberg. Alors, que nous réserve donc le futur de l’émoji ?